En 2008, c’étaient les banques, aujourd’hui, c’est le système alimentaire mondial qui menace de s’effondrer.

jeudi 19 mai 2022
par  Yan lou Pec
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Georges Monbiot - The Guardian

Les géants du secteur alimentaire ont trop de pouvoir – et les régulateurs comprennent à peine ce qui se passe. Ça ne vous rappelle rien ?

Ces dernières années les scientifiques n’arrêtent pas d’alerter, mais les gouvernements refusent d’écouter leur avertissement : le système alimentaire mondial ressemble de plus en plus au système financier mondial juste avant 2008.

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L’effondrement du système financier a eu des conséquences dévastatrices pour les conditions de vie de milliards d’humains, mais on n’ose imaginer ce que seraient les conséquences de l’effondrement du système alimentaire mondial. Pourtant, les preuves s’accumulent rapidement comme quoi la machine est en train de se gripper. La flambée actuelle des prix alimentaires n’est que le dernier signal de cette instabilité systémique.

Pour beaucoup de gens, la crise alimentaire est le résultat combiné de la pandémie et de l’invasion de l’Ukraine. Certes ce sont des facteurs à ne pas négliger, mais ils ne font qu’aggraver un problème sous-jacent. Pendant des années la faim semblait appelée à disparaître. Le nombre de personnes sous-alimentées passait de 811 millions en 2005 à 607 millions en 2014. Mais en 2015 la tendance a commencé à s’inverser. Depuis, la faim n’a cessé d’augmenter : on est passé à 650 millions d’humains souffrant de la faim en 2019, puis à 811 millions en 2020. Cette année va probablement être bien pire.

Mais le plus inquiétant, c’est que cette augmentation de la faim s’est produite alors que nous sommes dans une période de très grande abondance. Depuis plus d’un demi-siècle, la production alimentaire mondiale augmente régulièrement, dépassant largement la croissance démographique. L’an dernier, la récolte mondiale de blé n’a jamais été aussi élevée. Chose encore plus troublante, le nombre de personnes sous-alimentées a commencé à augmenter, alors même que les prix mondiaux des denrées alimentaires commençaient à baisser. En 2014, alors que le nombre de personnes souffrant de la faim était au plus bas niveau historique, l’indice mondial des prix alimentaires s’élevait à 115 points. En 2015, il était tombé à 93 et ​​est resté inférieur à 100 jusqu’en 2021.

Il n’a recommencé à augmenter que ces deux dernières années. La hausse des prix alimentaires est désormais un facteur majeur de l’inflation qui atteignait 9% au Royaume-Uni le mois dernier. La nourriture devient inabordable pour de nombreuses personnes même dans les pays riches. Quant aux pays les plus pauvres, les conséquences y sont catastrophiques.

Alors que s’est-il passé ? Disons que le système alimentaire mondial, tout comme le système financier, est un système complexe qui se développe spontanément à partir de milliards d’interactions. Les systèmes complexes ont des propriétés contre-intuitives. Ils sont résilients dans certaines conditions, car leurs propriétés d’auto-organisation les stabilisent. Mais à mesure que les tensions augmentent, ces mêmes propriétés commencent à transmettre des ondes de chocs à travers le réseau. Au-delà d’un certain point, la moindre perturbation peut faire basculer l’ensemble du système au-delà de son seuil critique, après quoi il s’effondre brutalement, sans que rien ne puisse plus arrêter le processus.

Nous en savons maintenant suffisamment sur les systèmes pour prédire s’ils sont résilients ou fragiles. Les scientifiques représentent les systèmes complexes comme un maillage de nœuds et de liens. Les nœuds sont comme les nœuds d’un filet traditionnel, les liens sont les cordes qui les relient. Dans le système alimentaire, on trouve parmi les nœuds les grandes entreprises qui commercialisent les céréales, les semences et les produits chimiques agricoles, les principaux exportateurs et importateurs ainsi que les ports par où transitent les aliments. Les liens sont leurs relations commerciales et institutionnelles.

Si les nœuds se comportent de manières diversifiées et que leurs liens les uns avec les autres sont faibles, le système est susceptible d’être résilient. Si certains nœuds deviennent dominants, commencent à se comporter de manière similaire et sont fortement connectés, le système risque d’être fragile. A l’approche de la crise de 2008, les grandes banques développèrent des stratégies et des modes de gestion des risques similaires, tout en recherchant les mêmes sources de profit. Elles devinrent fortement liées les unes aux autres d’une manière que les régulateurs comprenaient à peine. Lorsque la banque Lehman Brothers fit faillite, elle menaça de faire tomber toutes les autres.

C’est bien cette similitude qui donne des suées froides à ceux qui étudient le système alimentaire mondial. Tout comme dans le secteur financier des années 2000, on a assisté ces dernières années à un grossissement des nœuds clés du système alimentaire, au renforcement de leurs liens, à la convergence et à la synchronisation des stratégies des entreprises, alors que les éléments susceptibles d’empêcher un effondrement systémique ("redondance", "modularité" , "disjoncteurs" et "systèmes de secours") ont été supprimés, laissant le système très exposé face à des chocs pouvant se propager mondialement ("globally contagious").

D’après une estimation, quatre multinationales contrôlent à elles seules 90 % du commerce mondial des céréales. Ces mêmes multinationales ont investi dans les secteurs des semences, des produits chimiques, de la transformation, de l’emballage, de la distribution et de la vente au détail. En 18 ans, le nombre de relations commerciales entre les exportateurs et les importateurs de blé et de riz a doublé. Les pays se divisent maintenant en super-importateurs et super-exportateurs. Une grande partie de ce commerce passe par des goulets d’étranglement vulnérables comme les détroits turcs (Bosphore et Dardanelles, bloqués aujourd’hui par l’invasion russe de l’Ukraine), les canaux de Suez et de Panama et les détroits d’Ormuz, Bab-el-Mandeb et Malacca.

La convergence vers un "régime alimentaire mondial standard" est une des évolutions culturelles les plus rapides de l’histoire de l’humanité. Alors que notre alimentation s’est diversifiée localement, au niveau mondial c’est l’inverse qui s’est produit. Quatre plantes seulement – ​​le blé, le riz, le maïs et le soja – représentent près de 60 % des calories cultivées par les agriculteurs. Leur production est désormais fortement concentrée dans une poignée de pays - dont la Russie et l’Ukraine. Le Régime Alimentaire Mondial Standard est cultivé par la Ferme Mondiale Standard à qui les mêmes multinationales fournissent les mêmes semences, produits chimiques et machines, et il est à la merci des mêmes chocs écologiques.

L’industrie alimentaire est de plus en plus étroitement liée au secteur financier - augmentant ce que les scientifiques appellent la "densité du réseau" du système - ce qui la rend plus vulnérable aux défaillances en cascade. Partout dans le monde, les barrières commerciales sont tombées et les routes et les ports ont été modernisés, rationalisant ainsi le réseau mondial. On pourrait penser que ce système fluide augmente la sécurité alimentaire. En fait, il a permis aux entreprises de supprimer les coûts d’entreposage et de stockage, en passant des stocks aux flux. La plupart du temps, cette stratégie des flux tendus fonctionne. Mais s’il y a une interruption des livraisons ou une augmentation rapide de la demande, les étagères peuvent brusquement se vider.

Un article paru dans Nature Sustainability signale que dans le système alimentaire, "la fréquence des chocs a augmenté au fil du temps sur terre et sur mer à l’échelle mondiale". En faisant des recherches pour mon livre Regenesis, j’en suis arrivé à la conclusion que c’est cette série croissante de chocs contagieux, aggravée par la spéculation financière, qui a été le moteur de la faim dans le monde.

Désormais, le système alimentaire mondial doit non seulement survivre à ses faiblesses internes, mais aussi à des bouleversements écologiques et politiques qui en plus risquent d’interagir entre eux. Pour donner un exemple actuel, le gouvernement indien suggérait à la mi-avril qu’il pourrait combler le déficit des exportations alimentaires mondiales provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. A peine un mois plus tard, il interdisait les exportations de blé, après que les récoltes aient été desséchées lors d’une vague de chaleur dévastatrice.

Nous devons de toute urgence diversifier la production alimentaire mondiale, tant géographiquement qu’en termes de cultures et de techniques agricoles. Nous devons briser l’emprise des multinationales et des spéculateurs financiers. Nous devons créer des systèmes de secours, produisant de la nourriture par des moyens entièrement différents. Nous devons introduire une capacité de réserve dans un système menacé par sa propre efficacité.

Alors que nous sommes dans une époque d’abondance sans précédent et que tant de gens souffrent quand même de la faim, les conséquences d’une mauvaise récolte majeure que pourrait causer la dégradation de l’environnement, défient l’imagination. Il faut changer le système.

George Monbiot. Article paru le jeudi 19 mai 2022 dans The Guardian sous le titre The banks collapsed in 2008 – and our food system is about to do the same


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